Depuis une trentaine d’années, Jean-Noël Moulin vit reclus dans une maison en bois qu’il s’est construite dans une forêt, sur le flanc d’une montagne. Il y vit seul là-haut avec son chien, un chien naturalisé qu’il a baptisé « Chien ». Jean-Noël Moulin passe ses journées à creuser la terre, extraire des pierres qu’il taille afin de leur donner une forme humaine. Il leur parle. On ne comprend pas toujours ce qu’il dit. Il les installe tout autour de lui afin de les instruire, les entraîner et les préparer à contrer une invasion venue du ciel qui semble imminente. Il chante sur des airs qu’il entend à la radio, et sur lesquelles il improvise des paroles.
Quelquefois il disparaît toute une journée. Il s’enfonce dans la forêt à la recherche de nourriture. Il relève les collets dans lesquels il a piégé de petits animaux. Il collecte des débris qu’il ramasse çà et là, lorsque des promeneurs abandonnent derrière eux les restes d’un repas. Il s’aventure rarement au-delà de l’ombre des grands arbres, mais il lui arrive d’explorer la décharge à l’orée du bois et de remplir un sac d’objets détériorés, de livres, de jouets, de bibelots mis au rebut. De retour chez lui, il trie cette bimbeloterie et leur trouve aussitôt une place dans son « Musée de l’Homme ».
Quand vient le soir, il met en marche un vieux poste. Il parcourt soigneusement les ondes radio et traque dans les parasites émis et les interférences, des conversations cryptées auxquelles il répond en invectivant les voix secrètes à travers l’appareil. Dans un coin du musée, s’entassent des boîtes en fer remplies de cassettes audio qu’il écoute sur un lecteur à piles. Il caresse son chien, lui parle un instant à l’oreille, puis sort le promener. Quand il revient, avant de se coucher, il boit quelques verres de « Château Moulin-Noël » un marc de sa fabrication.
Il se réveille parfois dans un hurlement de douleur. Il s’affaisse, respire mal, boit une gorgée de son vin, pleure et s’endort à même le sol. Il est atteint d’un mal incurable qui lui noue le ventre. Une nuit, il est réveillé brusquement par une explosion lointaine. Puis le sol se met à trembler. Il apprend par les ondes que l’avion qui transportait le « Président » a percuté la montagne et que les recherches se poursuivent afin de retrouver des survivants. Jean-Noël Moulin est persuadé que le grand jour est arrivé. Les « Autres », venus du ciel, ont commencé leur lente colonisation. Il revêt son armure « Sans fin » et avec l’aide de « Chien » il va retrouver les vêtements du « Président », sa valise et sa trousse de toilette. Il est prêt désormais à entamer une lutte sans merci contre les « Autres » pour sauver la Terre et ses habitants de l’invasion céleste.
Mohamed Rouabhi
La compagnie Pipo est une compagnie professionnelle qui a été fondée par Patrick Pineau en 1995. De 2006 à 2014, elle est implantée en Normandie à Evreux puis à Louviers, Patrick Pineau était alors artiste associé à la Scène Nationale d’Evreux-Louviers. En septembre 2014 Patrick Pineau devenant artiste associé à la Scène nationale de Sénart, elle s’installe en Ile de France à Combs la Ville puis à Lieusaint lorsque que le nouveau théâtre ouvre ses portes.
Elle est à l’origine d’une trentaine de spectacles à partir de textes contemporains (Mohamed Rouabhi, Serge Valletti, Jean-Claude Grunberg, Eugène Durif, Thomas Bernhard, David Lescot, Claire Lasne, Annie Ernaux, Antonio Lobo Antunes, Karl Valentin, Edouardo de Filippo, Jean-Claude Grumberg etc.) et d’auteurs classiques (Anton Tchekhov, Bertolt Brecht, Henrik Ibsen, Maxime Gorki, Nicolaï Erdman, Eugène Labiche, Gustave Flaubert, William Shakespeare, Cervantès etc.)
Interview de Patrick Pineau par la MC93
Entretien avec Mohamed Rouabhi
D’où vient l’idée du projet de Moi, Jean-Noël Moulin, Président sans fin ?
Patrick Pineau et moi nous nous connaissons depuis une trentaine d’années. Nous nous sommes rencontrés parce qu’il a joué dans l’une de mes premières pièces. Il avait envie depuis très longtemps de revenir seul sur scène. Il a joué un monologue d’Eugène Durif, Le Petit Bois, il y a une vingtaine d’années. Il voulait retrouver
cette forme. Nous y avons réfléchi ensemble. Un jour, je lui ai fait connaître l’histoire – vraie – de Jean-Marie Massou, un septuagénaire qui vit reclus depuis près de cinquante ans dans une cabane isolée dans une forêt du Sud-Ouest de la France. Il est analphabète mais a inventé une forme d’écriture. Je l’ai découvert au cours d’une émission que lui avait consacré France Musique. Je l’ai fait écouter à Patrick. Un petit documentaire a ensuite été réalisé sur cet homme. Puis deux coffrets de disques vinyles ; il s’agit d’un tout petit ré-enregistrement du travail qu’il fait depuis cinquante ans. Il possède des centaines de cassettes audios qu’il enregistre dans la nature, par-dessus laquelle il chante, il met la radio, etc. Il a cette activité maniaque, solitaire,
sur la fin du monde, l’isolement, l’amour. C’est à partir de là que nous avons eu l’idée d’imaginer une histoire, plus poétique, sur la fin du monde à travers le personnage d’un homme qui vit reclus dans une forêt et qui entend un jour à la radio que l’avion du président vient de se crasher sur la montagne où il habite. Il va retrouver les vestiges de cet avion puis se sentir investi d’une nouvelle mission : reprendre les rênes du pays afin de combattre une invasion.
Sur le plan thématique, qu’est-ce que Moi, JeanNoël Moulin, Président sans fin soulève comme questions pour vous ?
Je suis parti de Jean-Marie Massou, qui me fascine. Son travail porte sur l’écriture brute, sur la musique brute, sur l’art brut. Cet homme soulève des questions très actuelles dont le texte sera empreint, notamment sur l’écologie, les déchets, la détérioration de la planète, la difficulté à juguler la surpopulation mondiale, l’épuisement des richesses, etc. Le personnage du texte s’appelle Jean-Noël Moulin. Il est une sorte de monarque autoproclamé qui va s’adresser à ses sujets pour parler du monde, du pouvoir, de la liberté, etc. Cela tient aussi beaucoup à la personnalité de Patrick Pineau. Il est un acteur d’une immense générosité. Il travaille ses compositions avec minutie, précision, gourmandise. Il a l’étoffe des grands rôles comme un roi Lear ou un Ubu. Il développe avec subtilité une grande force en même temps qu’une infinie délicatesse. Mon défi est d’écrire un texte à sa mesure, en lui laissant suffisamment de latitude pour lui permettre de transcender l’écriture.
[Extrait de la revue semestrielle n°7 du Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon.]
Production Compagnie Pipo.
Coproduction : Théâtre-Sénart - scène nationale, Théâtre des Ilets - Centre Dramatique national de Montluçon.
Avec le soutien de la Région Ile de France au titre de la Permanence Artistique et Culturelle. La compagnie Pipo est conventionnée par le ministère de la culture et de la communication DRAC Ile-de France. Résidences : Théâtre Le Canal à Redon, MC93 Bobigny, Théâtre-Sénart scène nationale, Théâtre des Ilets - Centre Dramatique national de Montluçon.
Distribution
- Auteur : Mohamed Rouabhi
- Metteur en scène : Sylvie Orcier
- Avec : Patrick Pineau
- lumière : Christian Pinaud
- Régie plateau : Florent Fouquet
- Création musicale : Jean-Philippe François
- Construction décor : Vinciane Clémens
- vidéo : Ludovic Lang
- Film d'animation : Lauren Pineau Orcier
- Régie son : François Terradot
Production Compagnie Pipo.
Coproduction : Théâtre-Sénart - scène nationale, Théâtre des Ilets - Centre Dramatique national de Montluçon.
Avec le soutien de la Région Ile de France au titre de la Permanence Artistique et Culturelle. La compagnie Pipo est conventionnée par le ministère de la culture et de la communication DRAC Ile-de France. Résidences : Théâtre Le Canal à Redon, MC93 Bobigny, Théâtre-Sénart scène nationale, Théâtre des Ilets - Centre Dramatique national de Montluçon.
Jeudi 12 novembre à 20h30 au Cinéma R. Doisneau, Biars-sur-Cère
Le Plein pays – Documentaire d’Antoine Boutet
Depuis quarante ans, dans le Lot, un homme charrie des pierres, creuse des galeries souterraines qu'il orne de dessins primitifs. Le plasticien Antoine Boutet observe, fasciné, ce marginal qui exécute une œuvre artistique quasi folle, loin du monde social. Ce personnage a librement inspiré la pièce de Mohammed Rouabhi.
En partenariat avec le cinéma Robert Doisneau de Biars-sur-Cère
Ce film a été primé par le Département du Lot.
Presse
"Patrick Pineau est un acteur prodigieux. " Libération, 2015
www.lejournaldarmelleheliot.fr
Armelle Heliot - 30/09/20
Seul en scène, accompagné tout du long, d’une création vidéo, il incarne le narrateur d’un texte de Mohamed Rouabhi, mis en scène par Sylvie Orcier.
Ne mentons pas : on serait bien en peine de circonscrire exactement le propos et l’action du texte de Mohamed Rouabhi adapté par Sylvie Orcier qui signe la mise en scène et par Patrick Pineau qui joue.
Un homme seul. Un isolé. Un paumé qui s’adresse à un chien que l’on ne verra vraiment qu’à la fin, en image.
Un type qui souffre, tel Job. Mais pas d’imprécations contre un Dieu cruel, ici. Juste un homme qui condenserait tout ce que la noire littérature du XXème siècle nous a donné à comprendre.
On est seul, on est embarqué. Mais comme Rouabhi est un conteur, il nous a concocté une fable : un avion s’est écrasé non loin du refuge de celui qui nous parle. Un président et tout son staff. Tous morts. L’homme récupère sa valise. Il y a dedans un téléphone. Il va pouvoir, depuis le lieu reculé de sa solitude extrême, s’adresser au monde.
N’en disons pas plus. Saluons l’art éblouissant du comédien. Patrick Pineau est impressionnant et bouleversant.
La direction, le déploiement de vidéo par Ludovic Lang, de son par François Terradot, de lumière par Christian Pineau, de musique par Jean-Philippe François, l’orchestration de tout cela par Sylvie Orcier, tout concourt à donner à ce moment bref d’une heure dix/quinze, une puissance profonde.
L’Humanité
Lundi 5 Octobre 2020
Marina Da Silva
Théâtre. Ami, entends-tu le cri sourd de ma colère ?
Dans Moi, Jean-Noël Moulin, président sans fin, Patrick Pineau est l’interprète virtuose de la poésie existentielle de Mohamed Rouabhi.
À partir de l’histoire vraie d’un homme qui vit seul depuis cinquante ans dans une cabane, en forêt, dans le Sud-Ouest de la France, Mohamed Rouabhi a écrit Moi, Jean-Noël Moulin, président sans fin, une fiction où il interroge l’état du monde, mise en scène par Sylvie Orcier. Créée en mars au CDN de Montluçon, où Rouabhi est artiste associé, son interpellation, stoppée par le confinement, nous revient en force et creuse encore davantage la fracture entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien, élève la colère et la révolte. La pièce est aussi un formidable matériau pour Patrick Pineau, qui l’interprète dans un seul en scène magnétique où il déploie toute sa puissance d’acteur. Les deux artistes ont la même passion pour la poésie et la langue, la même exigence pour la scène, ils ont créé ensemble Jamais seuls, en 2017 à Bobigny, et préparent les Hortensias pour 2021.
Le souffle, le grondement et le cri
Sur le plateau nu, Jean-Noël Moulin émerge d’une vaste pierre qui lui fait office de lit. Il a dessiné son territoire avec du sable, un sac et quelques objets, dont un précieux poste de radio. Il s’adresse à son chien. Que l’on ne voit pas, pas plus que sa mère à qui il parle en manipulant une petite boîte comme si elle en recueillait les cendres. En fond de scène, un écran où nous saisissent et étreignent les images vidéo d’une beauté à couper le souffle de Ludovic Lang et Lauren Pineau-Orcier. Elles soulignent la solitude et le dénuement de Jean- Noël Moulin dont on décrypte par bribes la trajectoire de vie chaotique. Sa rencontre avec son chien, abandonné et attaché à un arbre, qu’il a sauvé d’une mort certaine. On prend la mesure de la répétition des nuits et des jours, jusqu’à la détonation où il apprend sur les ondes que l’avion qui transportait le président du pays et sa garde rapprochée s’est fracassé au-dessus de la montagne. Puis le moment où il découvre la mallette appartenant au chef d’État, avec son téléphone. Il va alors endosser son costume, s’adresser urbi et orbi à une foule imaginaire, nommer son chien premier ministre, remettre l’humanité sur ses pieds pour la sauver de l’apocalypse. Il est son premier auditeur, galvanisé par sa propre parole éveillée comme la lave d’un volcan et où se dessine en creux la beauté du chant des partisans. Il la communique avec fièvre, sur le souffle, le grondement et le cri. Patrick Pineau explore avec brio toute la complexité du personnage, sa fragilité et sa force, son acuité et sa folie, il nous le rend proche, frère. Il nous amène à méditer et refuser l’absurdité de ce monde qui ne tourne pas rond. « Fais ce que tu crois juste en ce monde et fais-le bien. Tant qu’il te reste un peu de vie, fais en sorte que ce peu devienne la chose la plus importante du monde. »
Cela pourrait n’être que sombre et tragique, mais c’est surtout lucide et vivant.