Note d'intention de mise en scène : Clément Poirée
La mélancolie téméraire
Deux intrigues en miroir, mettant en scène deux couples, constituent la trame de cette comédie étincelante. Hero et le comte Claudio s’apprêtent à célébrer leur mariage mais des insinuations calomnieuses conduisent Claudio à interrompre la cérémonie. La jeune fille s’évanouit et la famille la fait passer pour morte... Dans le même temps on entreprend de faire éclore l’amour entre un gentilhomme, Benedict, et la nièce du gouverneur, Béatrice, tous deux farouchement opposés au mariage...
Beaucoup de bruit pour rien...
Rarement titre aura si bien porté la pensée d’une pièce, en aura si bien éclairé les multiples facettes. En effet, dans cette comédie on s’agite, on rit, on s’affronte, on chante, on frôle le drame – mort, trahison, duel – mais au final, tout rentre dans l’ordre. Les amoureux qui devaient se marier s’épousent, le complot est déjoué.
Mais d’où vient que de cette comédie si légère, vive et gaie, émane un étrange sentiment de mélancolie ? Beaucoup de bruit pour rien est une pièce sur les faux-semblants: la tromperie de Hero n’est qu’une illusion, sa mort n’est qu’une ruse, l’amour de Claudio n’est qu’un soufflé aussitôt retombé. Même la passion qui naît entre Benedict et Béatrice n’est que le fruit d’une mise en scène. Les personnages avancent toujours masqués. Qu’y a-t-il sous ces masques et artifices ? L’amour ? L’amour crée beaucoup d’agitation, provoque beaucoup de cris et de fracas mais en fin de compte, l’amour n’est rien ! En témoigne le dernier échange entre Benedict et Béatrice : ne s’avouent-ils pas au moment même de sceller leur union qu’ils ne s’aiment pas?
Béatrice — Est-ce que vous ne m’aimez pas ?
Benedict — Ma foi, non. Pas plus que de raison. Alors vous ne m’aimez pas ?
Beatrice — En vérité, non, sinon par retour d’amitié.
Et pourquoi ne pas les prendre au pied de la lettre ?
Beaucoup de bruit pour rien est une pièce profondément subversive. Shakespeare retourne le gant. Non seulement les dessous sont révélés – la chair sous la peau de l’Amour et des rapports humains, mais on assiste à un renversement profond : la forme y détermine le fond. Puisqu’il n’y a rien – Shakespeare désigne bien sûr l’amour mais aussi plus largement les valeurs d’absolu, la transcendance –, alors ne reste que le bruit, le bruit et la fureur, devrait-on dire. Qu’ en est-il de ce bruit ? Désirs, envies, peurs, intérêts et apparences.
Seuls Benedict et Béatrice, parallèles jusque dans leur nom et armés de leur ironie, semblent vouloir résister à cette grande farce. Face à ces deux misanthropes, Don Pedro se lance dans une démonstration prométhéenne. Il décide de faire naître l’amour entre ceux qui n’affichent que mépris l’un pour l’autre : « Je manœuvrerai Benedict d’une façon telle que, malgré son esprit vif et son goût difficile, il tombera amoureux de Béatrice. Si nous faisons cela, Cupidon ne décochera plus ses flèches, sa gloire nous reviendra car nous serons les seuls dieux d’amour.»
C’est donc bien de cela qu’ il s’agit : devenir les dieux de l’amour. Don Pedro démontre que l’amour peut se fabriquer à l’échelle humaine, qu’il n’ est en rien d’essence sacrée. Il est le fruit d’une mise en scène. C’est par le verbe que l’on fait naître une passion. La lucidité des deux rétifs ne suffit pas pour déjouer le piège que tout le monde leur tend : en effet, c’est un miroir et chacun d’eux tombe amoureux de sa propre image.
Shakespeare fait de ce constat amer une fête jubilatoire. En témoigne la fin de la pièce : les protagonistes se rendent compte qu’ils ont été dupés; ils n’en décident pas moins, en toute conscience, de s’unir et l’auteur conclut par une dernière didascalie : « Musique et danse».
Il nous invite à danser le désenchantement du monde. De cette contradiction naît la mélancolie, une « mélancolie téméraire », a-t-on pu dire : celle de Béatrice qui, quand elle dort, rêve souvent de malheur mais se réveille dans un éclat de rire. C’est sans doute cette attitude face à la vanité du monde qui rend cette œuvre si attachante ; on y décèle le scepticisme plein de vitalité de qui refuse à la fois de fermer les yeux et de se scléroser.
J’aimerais, dans un univers résolument contemporain, rendre à la pièce son aspect hirsute, incongru, un peu velléitaire aussi : c’est presque une comédie musicale, à peu de chose près une tragédie, une quasi-farce...
Clément Poirée
Extrait vidéo
Distribution
- Mise en scène : Clément Poirée
- Texte français : Jude Lucas
- Dogberry, Antonio : Raphaël Almosni
- Hero : Suzanne Aubert
- Béatrice : Emeline Bayart
- Benedict : Bruno Blairet
- Leonato : Marc Chouppart
- Margaret : Manon Combes
- Borachio : Thibaut Corrion
- Don Pedro : Matthieu Marie
- Claudio : Laurent Ménoret
- Don Juan Verjus : Anthony Paliotti
- Scénographie : Erwan Creff
- Lumières :
- Musique : Stéphanie Gibert
- Costumes assistée de Camille Lamy : Hanna Sjodin
Production : Compagnie Hypermobile – subventionnée par la Ville de Paris, avec la participation artistique du Jeune Théâtre national et lʼaide dʼArcadi – dans le cadre des Plateaux solidaires, avec le soutien de l'Adami. Coproduction : Production Somnambule. Spectacle créé en coréalisation avec le Théâtre de la Tempête.
Presse
« Clément Poirée a su tirer toute la saveur de cette pièce succulente. Rien n’est laissé au hasard. Tout est millimétré. La scénographie tient de la magie. Les acteurs donnent toute la mesure de leur talent, et Dieu sait s’ils en ont. C’est du cousu main, du grand art, du plaisir permanent, et le public ne s’y trompe pas. Il s’agit là, à n’en pas douter, d’une des plus belles mises en scène de Beaucoup de bruit pour rien, à ne rater sous aucun prétexte. »
Jack Dion - Marianne - novembre 2011
« Clément Poirée a monté Shakespeare comme on l’aime : vif, incisif, équivoque, en dehors du temps. Musical et chantant, son « Beaucoup de bruit pour rien » revêt des habits d’hier et d’aujourd’hui, embarque le spectateur dans une taverne de conte. La comédie du grand Will est mise en scène comme une farce cassante, où derrière fous rires et larmes, pointent l’ironie et la mélancolie (…) Adaptation brillante de Jude Lucas, lecture intelligente de Clément Poirée, mais aussi - et surtout - casting d’enfer (…) Chaque comédien a son morceau de bravoure. Le public, qui n’est pas venu pour rien, fait beaucoup de bruit à la fin. »
Philippe Chevilley – Les Échos - novembre 2011
« La mise en scène, alerte et très convaincante, joue avec les espaces, les respirations, les miroirs, les masques, les voix et les silences. Et les acteurs, excellents à l’unanimité, se prêtent à ces virevoltes des sentiments, des mensonges et des lucidités. Dans l’insondable dérision des amours humaines. Qu’en termes et gestes joyeux ces choses-là sont dites ! »
Annick Drogou – spectacles sélection – novembre 2011
« Visuellement, Clément Poirée parvient à faire de chaque tableau de la pièce une véritable peinture. Parfois inachevée. Il en oublie même ses outils sur le plateau (pinceaux, escabeau, bâche de protection...) Eclairages sculptés, postures des acteurs ultra travaillées, éléments de décor rares, choisis et disposés avec le plus grand soin. Un cadre doré sert d'écrin à l'action. Les images sont belles, fortes. On se croirait immergé dans la toile d'un artiste naturaliste. C'est superbe ! »
Thomas Baudeau – fousdetheatre.com – novembre 2011